En 10 ans, les profits issus des péages ont augmenté de près de 20%. Les sociétés d’autoroute se portent pour le mieux : 1,5 milliard €/an de dividendes pour les actionnaires.En septembre 2016, le ministre des transports Alain Vidalies annonce un nouveau plan autoroutier. Il prévoit 1 milliard d’euros d’investissement sur le réseau moyennant une hausse de 0,4% des péages entre 2018 et 2020. Un nouveau plan qui fait grincer les dents des automobilistes car en 10 ans, les tarifs des péages auront connu une hausse de près de 20%.
Une situation dénoncée par l’Autorité de la concurrence, dans un avis en 2014. A l’époque, le constat de l’Autorité est sans appel : le rapport de force est très largement déséquilibré entre les sociétés d’autoroute et l’État. Elle met en évidence la « rentabilité exceptionnelle » de ces sociétés estimée, pour l’année 2013, entre 20 et 24%. Cela signifie que sur 100€ de péage, l’équivalent d’un aller-retour Paris-Marseille, une vingtaine d’euros rentrent directement dans les poches des sociétés d’autoroute. Une rentabilité qui n’est pas justifiée par les risques ou les coûts supportés par ces sociétés.
Laurent Hecquet est l’un des membres fondateurs de 40 millions d’automobilistes, il est aujourd’hui à la tête du think-tank Automobilité et avenir. Il a décortiqué le rapport de l’Autorité :
Ces études évaluent le bénéfice annuel à 1,5 milliard d’euros. Cette rente va continuer à croître.
Vente en deux temps
Ces sociétés d’autoroutes sont au nombre de sept. L’État commence à céder ses parts dès 2001, sous le gouvernement de Lionel Jospin, mais c’est en 2002 que la question de la privatisation se pose.
A l’époque, le Premier ministre est Jean-Pierre Raffarin. Il se souvient que le ministère des finances est venu lui exposer le projet de privatisation dès son arrivée : « Quand le sujet s’est posé, c’était à la demande de Bercy. Le ministre (des transports, ndlr) de l’époque, Gilles de Robien, est venu m’interroger à Matignon pour savoir si j’étais favorable à la privatisation des autoroutes. Nous avons fait un conseil restreint sur le sujet.
Nous avons arbitré qu’on ne privatisait pas les autoroutes, qu’on gardait le revenu annuel de ce capital pour financer les travaux routiers dont on avait besoin.
Mais en 2005, le Premier ministre est remplacé par Dominique de Villepin, qui va aller totalement à l’encontre de son prédécesseur, comme le raconte Jean-Pierre Raffarin : « Quand j’ai quitté Matignon, Bercy est arrivé pour prendre sa revanche et pour vendre au Premier ministre de l’époque cette idée sublime qui était de privatiser les autoroutes. »
Bercy arrive à convaincre Dominique de Villepin qu’il sera le Premier Ministre qui va faire baisser la dette.
Le prix de cette vente est également très critiqué. En 2006, l’État vend aux groupes Vinci, Eiffage et Abertis pour la somme de 14,8 milliards d’euros. Une sous-évaluation de 10 milliards d’euros selon la Cour des comptes qui l’affirme en 2009. L’ancien Premier ministre, Dominique de Villepin, estime qu’il a réalisé une « bonne affaire » en se fondant sur un rapport parlementaire de 2005, qui estimait le prix des sociétés autoroutières à 11 milliards d’euros seulement.
Laurent Hecquet, d’Automobilité et avenir, lui, ne critique pas le prix mais plutôt l’opportunité de vendre. En 2006, les autoroutes sont construites devant 25 à 30 ans, et les concessions commencent juste à rapporter de l’argent. L’Etat s’est séparé de ces sociétés au plus mauvais moment : « Si l’État était resté actionnaire majoritaire, il aurait à ce moment-là commencé à toucher les dividendes que touchent aujourd’hui les sociétés privées et qui lui auraient permis de financer ces infrastructures routières. »
Rentabilité maximale
Pour rentabiliser leur investissement, les sociétés d’autoroutes vont actionner trois leviers. Tout d’abord : réduire les effectifs. Les salariés aux barrières de péage disparaissent au profit des machines. Une casse sociale dénoncée par les syndicats, et notamment par Frédéric Dumouchel du syndicat SUD : « On va vers une automatisation à outrance pour supprimer de l’emploi, aussi bien sur la filière péages que sur la filière des agents routiers, donc ça touche le cœur même de l’emploi des sociétés d’autoroutes. »
On était environ 20 000 avant la privatisation, on est aujourd’hui 14 000. On a perdu 6 000 salariés, 30% de la masse salariale.
Second levier : travailler en circuit fermé lorsqu’il faut entretenir le réseau autoroutier. Ce réseau mature et de bonne qualité a besoin d’investissements. L’Autorité de la concurrence constate que les grands groupes Vinci et Eiffage font appel à leurs filiales pour réaliser ces travaux.
Un autre homme l’a constaté, il s’agit de Raymond Avrillier, ancien élu écologiste de Grenoble, connu pour avoir lancé entre autres l’affaire des sondages de l’Elysée. Il s’intéresse à ces contrats de concession et a demandé à l’État de lui communiquer les marchés passés par les sociétés d’autoroute en 2013 et 2014. « Je constate que ces sociétés travaillent sur tous les gros travaux avec leurs filiales. Parfois de manière croisée. »
Quand ce sont des sociétés autoroutières concédées à Vinci, les marchés sont passés avec des filiales de Vinci, voire avec des filiales d’Eiffage. Et inversement !
Une accusation balayée d’un revers de manche par l’association des sociétés françaises d’autoroutes, qui estime que le rapport de l’Autorité de la concurrence est faux sur ce point : « Quelque part, on nous a traités de voleurs, alors que nous ne sommes pas des voleurs. Nous avons des contrats et nous fonctionnons en totale transparence. L’attribution des marchés aux entreprises répond tout simplement à la part de marché que chacun a à l’intérieur de la France. Et encore, ça ne se vérifie que sur la longue durée, on ne peut pas le vérifier sur une année. »
Dernier levier : agir sur le tarif des péages. C’est la recette principale de ces sociétés. L’État concède l’exploitation et l’entretien des autoroutes en échange de ce droit de péage. Une somme qui augmente chaque année d’au moins 70% du taux de l’inflation. Mais ces 10 dernières années, l’augmentation frôle les 20%, très largement supérieur à ce qui était prévu à la base.
Un gel des tarifs a bien été décidé en 2015, mais la hausse sera simplement reportée sur les années de 2019 à 2023. Si les péages augmentent, c’est parce que l’État accepte de compenser de nouveaux investissements sur le réseau en faisant payer les usagers. Lorsque les sociétés d’autoroute financent une troisième voie sur une autoroute ou un échangeur non prévu à l’origine, elles concluent un contrat de plan avec l’État pour une durée de 5 ans. Ce contrat prévoit des hausses de tarifs supérieures à 70% du taux de l’inflation.
L’État est pris à la gorge
Le réseau autoroutier français est l’un des meilleurs du monde et l’un des plus sûrs aussi. L’État doit donc faire entretenir ce réseau pour conserver une telle qualité. Mais l’État n’a plus un sou dans les caisses pour le faire, explique le député PS de l’Indre Jean-Paul Chanteguet, il a rédigé un rapport parlementaire en 2014 sur les relations entre l’État et les sociétés d’autoroute : « L’État est incapable aujourd’hui de financer des travaux qui sont nécessaires. Par exemple des travaux qui concernent des murs anti-bruit ou des travaux qui concernent des échangeurs. »
L’État, incapable de financer, se tourne vers les sociétés concessionnaires d’autoroute qui acceptent de financer en contrepartie d’une hausse des péages. La boucle est bouclée.
Si les politiques tirent le constat amer des dérives de la privatisation, ils n’ont pas toujours les pouvoirs pour agir. En avril 2012, alors qu’il n’est encore que candidat à l’élection présidentielle, François Hollande écrit au syndicat SUD Autoroutes pour dénoncer les sur-profits des sociétés d’autoroute.
Cette lettre n’est pas suivie d’effets. Pire, en 2014, plus de 150 députés socialistes vont demander au gouvernement de réexaminer les contrats de concession. Mais l’État est piégé, cette fronde se déclenche au pire des moments : en plein négociation avec les sociétés d’autoroutes sur un plan d’investissement de 3 milliards d’euros.
Pour tenter de calmer la colère des députés, Manuel Valls met en place un groupe de travail. A l’intérieur, on retrouve le député PS Jean-Paul Chanteguet. Mais, après quelques semaines, il claque la porte :
J’ai vite compris que c’était pour cautionner l’accord que l’État et les sociétés d’autoroutes allaient obtenir.
« On a bien compris, poursuit Jean-Paul Chanteguet, qu’entre les représentants des sociétés concessionnaires d’autoroutes et la haute administration, il y avait de nombreuses convergences. Je pense que ces grands groupes sont particulièrement puissants et qu’ils disposent d’un réseau qu’ils ont, en ces circonstances, actionné. Réseau qui a fait preuve de son efficacité. »
Le plan de relance sera finalement signé le 9 avril 2015. Il prévoit 3,2 milliards d’investissements financés par les sociétés d’autoroute. En échange, la durée des concessions est prolongée de 2 ans et demi en moyenne.
Accord secret
L’État est fier d’annoncer une sortie de crise lors de la signature de cet accord. Mais le protocole signé entre l’État et les sociétés n’est pas rendu public. Impossible d’en connaître le contenu précis. Cela étonne Raymond Avrillier, l’ancien élu écologiste de Grenoble, il va alors écrire à l’administration pour demander la publication de ce document : « je suis obligé de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs, puis comme le ministère de l’économie continue à refuser malgré l’avis favorable de la Commission, je suis obligé de saisir le tribunal administratif de Paris en annulation du refus du ministre de l’économie de me communiquer les documents qu’il détient et qui sont des documents publics. »
En juillet dernier, le tribunal administratif de Paris donne raison à Raymond Avrillier et ordonne la publication de ce document. Le ministère de l’économie s’est pourvu en cassation pour conserver le secret.
Que peut-il bien y avoir dans ce document ? Raymond Avrillier se pose la question : « qu’y a t-il dans ce contrat ? Qu’est ce qui a été promis par l’État aux sociétés concessionnaires ? Nous n’en savons rien. Est-ce que certaines clauses du contrat que nous connaissons ont été supprimées ? Est-ce que l’État s’est engagé à confier aux sociétés autoroutières des allongements de concession… ce qu’on pourrait appeler la concession perpétuelle… Ce sont des suppositions car nous n’avons nullement connaissance du contenu. »
Ni l’Etat, ni les sociétés d’autoroute n’ont souhaité lever le voile sur ce document. Il reste secret en attendant le pourvoi en cassation.
Gel des tarifs et Autorité de régulation
A défaut de suivre l’Autorité de la concurrence dans ses recommandations, l’Etat va décider un gel des péages pour 2015. Pour la première fois depuis la privatisation, les péages n’augmentent pas. Une bonne nouvelle pour le porte-monnaie des français, seulement à court terme en fait selon Laurent Hecquet : « Le problème c’est que légalement, les sociétés ont droit à une augmentation. Si elles attaquent cette décision devant le Conseil d’Etat, elles gagnent. Finalement, ce gel de 2015 va être reporté dans les augmentations de 2019 jusqu’à 2023. Donc ce qu’on n’a pas payé avant, on va le payer après. »
L’Etat a également mis en place, au 1er février dernier, une autorité de régulation, l’ARAFER qui doit vérifier la transparence des sociétés d’autoroute et contrôler leurs marchés. Mais elle ne dispose que d’une quinzaine de personnes pour le faire. Son efficacité reste encore à prouver.
Quel avenir pour les contrats de concession ?
Depuis 2012, l’État a la possibilité, pour un motif d’intérêt général, de racheter les contrats de concession. Une option souhaitée par les 150 députés socialistes mais que le gouvernement a décliné. C’est une opération coûteuse mais qui serait bénéfique estime Laurent Hecquet, du think tank Automobilité et avenir : « Ça peut coûter entre 28 et 30 à 40Md€. Mais c’est une somme que l’État versera sur le long terme. Il n’aura pas vraiment de problème pour trouver cet argent surtout au coût où est l’argent sur les marchés financiers. Et ce n’est pas de l’argent public, car cet argent emprunté ne sera pas remboursé par l’impôt mais par le péage.
Grâce à cet emprunt, l’État récupérera la maîtrise des péages qui rentrera dans ses caisses et va lui permettre de rembourser cet emprunt sur du long terme.
Quand on voit le nouveau plan d’investissement de 1 milliard d’euros décidé le mois dernier par le gouvernement, on voit que l’option rachat a du plomb dans l’aile. Et ça ne devrait pas changer à l’avenir, une commission a conclu à près de 18 milliards d’euros d’investissement à réaliser d’ici aux années 2050. Des travaux qui seront compensés soit par une augmentation de la durée de ces concessions soit par de nouvelles hausses des péages.
L’exemple de l’A45
On pourrait croire que les sociétés autoroutières sont avantagées par des contrats existants rédigés il y a plusieurs années. Mais même de nouveaux contrats de concession leur donnent des avantages conséquents. Exemple avec le projet d’autoroute A 45 entre Saint-Etienne et Lyon. Le projet est chiffré à 1,2 milliards d’euros. Une somme répartie à part égale entre l’Etat, les collectivités territoriales et le concessionnaire Vinci. Mais si on peut parler de part égale pour le financement, en vérité, Vinci est largement avantagé car il peut se retirer à n’importe quel moment du projet et être indemnisé explique Jean-Charles Kohlhaas, il est élu écologiste à la région Auvergne Rhône-Alpes : « Dans les contrats il y a ce qu’on appelle une clause de déchéance. Si le concessionnaire n’y arrive pas et ne retombe pas sur ses pieds, il abandonne l’exploitation de l’autoroute … et le concédant, c’est-à-dire en l’espèce l’Etat et les collectivités territoriales qui ont financé, doivent le rembourser. Mais quand Vinci investit par exemple pour l’A45 400 millions d’euros, il ne se contente pas de rembourser à 400 millions. Il faut qu’il y ait du rendement, de la marge pour ses actionnaires. Dans tous les cas de figure, l’investisseur privé ne prend pas de risques. Il est d’accord de mettre son argent mais si ça marche faut que ça lui rapporte de l’argent et si ça marche pas, il faut qu’il soit indemnisé. »